Haïti, une société nécrophile
Cela
fait un bail que je réfléchis sur la situation du pays. Beaucoup de sujets, à chaque
fois, me viennent à l'esprit, me ramenant au titre ci-dessous que je vous
propose.
Beaucoup
d'entre vous savent que la nécrophilie est une paraphilie qui fait qu'une
personne soit attirée sexuellement par les morts, selon les théories médicales.
Cependant, d'un point de vue psychanalytique cela peut avoir une définition
beaucoup plus large. En effet, Erich Fromm, dans son livre "The Anatomy of
Human Destructiveness", traduit en français par "La passion de
détruire", a décrit un caractère nécrophile qui se définit comme «
l’attrait passionné de tout ce qui est mort, putréfié, en décomposition,
morbide ; […] la passion de transformer ce qui est vivant en quelque chose qui
est privé de vie ; de détruire ; de s’intéresser exclusivement à tout ce qui
est purement mécanique. C’est la passion de mettre en morceaux les structures
vivantes ». De cette définition, je vais étayer ma réflexion sur Haïti, notre
patrie sur une base socio-politico-économique.
C'est
évident que je ne sois pas le seul à être préoccupé par la situation du pays.
Beaucoup ont déjà fait montre de leur engagement ou leur tentative de réflexion
à l'égard de la société haïtienne; et dans chacune de ces réflexions il y a
presque toujours des points communs. On est toujours dans une espèce de
nostalgie du passé, dans une indécision de l'avenir ou tout simplement dans un
sentiment de ras-le-bol du présent.
"Nous
contre nous"
Cela
fait déjà assez longtemps que le pays sévit dans une forme d'amertume à tous les
niveaux de la société. La cause à tout cela ne vient pas exclusivement de
l'extérieur; nous y sommes impliqués, nous avons nos mains trempées dans le
sang de cette blessure grave. Nous sommes tellement insensés, nous sommes
emparés par une passion de détruire alors que nous ne construisons presque pas
du tout. D'ailleurs, pour parler de fierté d'Haïti on ne peut que se retourner
dans le passé et c'est ce que nous faisons à chaque fois. Même là encore nous
montrons notre comportement nécrophile, car, le passé nous le détruisons par
notre présent, en crachant sur les exploits de nos ancêtres, en la mauvaise
gestion des patrimoines, en plongeant le pays dans une inertie sociale.
"Nous avons la peur au ventre"
En
Haïti pas un jour ne passe sans qu'on ne reçoive pas une mauvaise nouvelle dans
une famille, soit la mort d'un proche d'une balle en pleine tête, soit le
kidnapping d'un proche pour une rançon de "120 000 dola vèt", ou tout
simplement la disparition d'un proche. D'ailleurs il n'y a pas plus d'un mois depuis
qu'on a appris la nouvelle de ces deux ados retrouvés morts calcinés après leur
disparition à tabarre. La chance qu'on sort et qu'on rentre sain et sauf est
vraiment minim, ce n'est pas sans raison qu'on dit : "la durée de vie d'un
haïtien en Haïti est 24 heures renouvelables", c'est une réflexion
factuelle. Nous sommes envahis par la peur, la peur d'être comptés parmi les
victimes. Croiser des macchabées sur les trottoirs est une chose banale pour
nous ici. Compter des morts devient une routine, que ce soit à cause des
catastrophes naturelles( tremblement de terre, ouragan), épidémies ou à cause
de l'insécurité chronique qui fait rage. Le pays est toujours en deuil, nous
voyons toujours tout en noir, comme si nous avions une dette envers Hadès.
"Nous sommes mal"
Côté santé, "ohh...Gosh!" nous ne
vivons pas, nous sommes trop vulnérables pourtant nous n'avons pas une
structure sanitaire adéquate pouvant répondre efficacement aux besoins de la
population. Nous essayons de vivre dans une insalubrité aiguë. Les rues que
l'on surnommait le salon du peuple deviennent sa poubelle, la pollution anime
l'espace. Quand on pense au nombre de bienfaits que les arbres ont sur la santé
alors que nous avons moins de 2% de couverture forestière contre 47% pour la
République Dominicaine, on ne peut qu'affirmer que nous sommes vraiment mal.
Presque la moitié de la population n'a pas accès aux soins médicaux (40%
environ) et il y a encore certaines régions du pays qui n'ont même pas une
institution sanitaire. D'après le Ministère de la Santé Publique et de la
population (MSPP) en 2018 il y avait 122 sur 570 sections communales qui
n'étaient pas pourvues d'institution sanitaire, alors que nous avons le taux de
mortalité infantile le plus élevé de la région, soit 45,4 en 2018 contre 22,7
en République Dominicaine et 4,6 à Cuba. À croire que nous ne ressentons pas un
quelconque besoin de conserver la vie, nous ne luttons pas contre la mort,
l'épanouissement est un vilain concept à nos yeux, on dirait que nous prenons
notre pied en nous éloignant du sentiment biophile. Car, aimer la vie c'est
créer des conditions favorables au développement, c'est investir ses
potentialités en de nombreuses sphères de vie.
"Nous avons l'envie de vivre"
L'État est inexistant, ici la définition de ce
concept est biaisée. L'État n'est pas le moteur de la société, c'est plutôt un
neutraliseur. L'administration publique est bancale. Nos hommes politiques ne
font que satisfaire leurs intérêts personnels sans même se soucier du sort de
la population. On nous fait croire que nous sommes dans la démocratie, quelle
démocratie ? Une démocratie pour un groupe bien défini ou pour tous ? Cette
démocratie là dont ils parlent n'est qu'en réalité une oligarchie libérale.
C'est une minorité qui décide pour la majorité, en laissant croire à cette
dernière qu'elle peut jouir de tous les droits alors qu'elle fait l'objet d'une
exploitation à outrance. La vie politique du pays est animée d'une corruption
dont la Flagrance crève les yeux, pas seulement côté politique d'ailleurs, le
pays assiste même à une institutionnalisation de la corruption. La logique de
"L'Homme qu'il faut à la place qu'il faut" est suppléée par celle de
"L'Homme que je veux à la place où j'aurai besoin de lui". La
question de compétence ne compte plus, c'est le népotisme qui est au devant de
la scène, c'est l'inaptocratie qui régit. Les jeunes étudiants qualifiés et
compétents, nonobstant les conditions pénibles dans lesquelles évolue le
système éducatif, ne peuvent pas mettre leur savoir et savoir-faire en pratique
pour l'avancement de leur patrie. Pas étonnant qu'on assiste à cette migration
en masse de nos jeunes vers d'autres pays comme le Chili, la République
Dominicaine ou encore le Brésil. En 2017 nous avions un nombre de 104 782
haïtiens qui sont entrés au Chili, durant cette même année on comptait près de
40 000 étudiants haïtiens qui fréquentaient les universités de notre voisin la
République Dominicaine. Suivant un article publié par Le nouvelliste l'année
dernière le nombre d'haïtiens vivant au Brésil était de 100 000. Tout cela
c'est dans la quête d'une vie, car il est clair qu'ici la vie subit une
hostilité exacerbée. Mais, est-ce qu'ils ont eu tort ? Est-ce que quelqu'un de
lucide qui s'accroche à l'épanouissement, au bien-être, quelqu'un qui se soucie
de l'avenir, quelqu'un de biophile quoi, n'aurait pas agit de la même façon ?
C'est rare de trouver un jeune haïtien dont le rêve de Vivre n'est pas le
corollaire de vivre à L'étranger.
"Le cauchemar est bien réel"
Encore
aujourd'hui 216 ans après notre indépendance nous sommes le pays le plus pauvre
de l'hémisphère occidental. Selon les données du FMI recueillies en 2019 nous
avons le PIB par habitant le plus faible de la région, soit $ 784 US. Pendant
qu'à l'autre partie de l'île ils ont leur PIB par habitant égal à 10 fois le
nôtre alors que nous avons pratiquement la même taille de population. Quel
cauchemar !!! Pas la peine de remonter le temps nous connaissons tous
l'histoire que nous partageons avec la République Dominicaine. Je pense que ce
n'est une surprise pour personne que notre voisin là soit le 2ème pays après
Les États-Unis qui nous "nourrit"; puisque nous ne pouvons pas le
faire par nous même. C'est notre deuxième partenaire commercial mais c'est un
commerce asymétrique, la preuve : en 2015, la République Dominicaine a
officiellement exporté environ 1 milliard de dollars vers Haïti, mais n'en a
importé que 4 millions. Ouh…quelle affaire !!!
Alors
que le pouvoir d'achat de la population diminue de plus en plus à cause de
l'inflation qui ne cesse de monter, la gourde subit une dévaluation inouïe.
Nous avons franchi la barre des 100 gourdes pour $ 1 US ($1 US=116 gds). Nous
sommes l'un des plus pauvres au monde, classé en 169ème position sur 189 pays
selon l'indice de développement humain d'après le magazine Forbes. Plus de 6
millions d’haïtiens vivent en-dessous du seuil de pauvreté avec moins de 2.41 $
par jour, et plus de 2.5 millions sont tombés en-dessous du seuil de pauvreté
extrême, ayant moins de 1.23 $ par jour; le pire, ils ne peuvent pas éviter la
paupérisation. Ce sont des gens à qui l'amertume ne laisse même pas la
conscience de croire qu'ils ont une vie. C'est le résultat d'une croissance
étouffée, d'une infirmité psychique, d'un dérèglement moral. C'est le résultat
de la nécrophilie. Haïti est selon Forbes l'un des pires pays où l'on peut
faire des affaires. Quelle infamie !!!
Pour conclure ma réflexion prenons cette
phrase de Fromm qui dit : "l'amour de la vie et l'amour de la mort
constituent l'alternative fondamentale que tout être humain doit
affronter". Semble-t-il que dans notre cas nous réfutons le premier pour
embrasser fermement le second. N'est-ce pas décevant que les autres nations
nous voient d'un œil dédaigneux ? Mais aussi, que faisons-nous pour ne pas mériter
cela ? Pourtant nous aurions pu; dommage que nous ayons la tête entre les
jambes; les hommes à qui nous donnons le pouvoir de décider ne sont en réalité
que des silhouettes sans humanité et sans scrupules qui ne pensent qu'à rafler
tout ce qui pourrait favoriser leur propre demain, un demain meilleur mille
fois que dans leur rêve au détriment de celui d'un peuple qui a soif de vivre.
Notre société plonge dans la déliquescence. Mais, ne pouvons nous pas
requinquer ? Si être biophile c'est être capable d'émerveillement, de penser
l'avenir, d'être productif ou tout simplement d'être citoyen. Est-ce que nous
ne pouvons pas être biophile ?
Donalson SANON,
Étudiant finissant en Relations internationales
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