Le rôle de Thomas MADIOU dans la mise en place de l’idéologie en Haïti
Par Roger PETIT-FRERE
Reportage : Gracia FRANCIS
L'œuvre du professeur Roger PETIT-FRERE reste gravée dans les esprits. C’est un intellectuel qui a su marqué son temps. Il a contribué à former de nombreux cadres du pays, notamment à l’INAGHEI où il a eu un brillant passage. « Les CAHIERS de l’INAGHEI » se propose de mettre disponible ce compte rendu écrit par Gracia FRANCIS -ancien de l’INAGHEI- et publié dans le VOL2 NO2 de l’ancienne version de « Les CAHIERS de l’INAGHEI ». Il s’agit d’un compte rendu d’une conférence sur la mise en place de l’idéologie en Haïti prononcée par le Professeur PETIT-FRERE le 30 janvier 1982 dans le cadre des « Samedis de l’INAGHEI ». Espérant que ce texte vous plaira, la rédaction de « Les CAHIERS de l’INAGHEI » entend publier ce texte traduisant typiquement la version originale de l’auteur.
Après la mise en place de l’appareil politique au service des classes dominantes, après l’institutionnalisation de l’armée, après la mise en place d’une économie dépendante orientée vers le marché international, la lutte s’engage sur le front idéologique en vue d’occulter les bases du système, de faire marcher la production et de transformer le sujet historique en gendarme du système. Alors intervient MADIOU…
Le problème
Thomas MADIOU est l’un des rares historiens haïtiens à être l’objet de tant d’appréciations élogieuses de la part de nos critiques littéraires. Pour eux tous (ou presque) MADIOU est impartial et objectif. Certains l’ont même salué comme « Le père de histoire en Haïti ».
Pourtant, des divergences surgissent entre ces acteurs sur les raisons expliquant cette objectivité. D’aucuns avancent que MADIOU « n’a pas de passion politique ». Pour GOURAIGE, « les origines ne tentent pas MADIOU ». VAVAL répond que « MADIOU explique moralement et métaphysiquement ». POMPILUS affirme qu’ « il veut instruire et moraliser ». Il y a donc un problème. Et c’est ce que le conférencier s’est proposé de cerner.
Mais MADIOU aussi a interprété son œuvre. Il s’affirme être partisan de la « vertu », de la « liberté ». Et que son objectif dans son livre est de « flétrir le vice, la tyrannie et de lutter contre les oppressions. En ce sens, a précisé le conférencier, MADIOU lui-même admet que son œuvre est IDEOLOGIQUE, qu’elle est une œuvre morale, car son objectif n’est pas de rechercher la vérité.
Biographie de MADIOU
Mais qui est MADIOU ? Pour beaucoup d’historiens, il est né de parents aisés, c’est-à-dire il fait partie de la bourgeoisie. On le retrouve secrétaire d’INGINAC, puis de BOYER, directeur du lycée, il sera successivement membre des gouvernements de SOULOUQUE, de GEFFRARD, de DOMINGUE, de SALOMON, etc. De toute façon, à bien regarder la vie de MADIOU, la première constatation qu’on peut dégager, c’est que politiquement MADIOU était efficace. Et le conférencier ajoute que « cette efficacité s’explique par sa philosophie politique ». Autre considération : mulâtre, MADIOU est en général au service de « gouvernements noirs ». Il ne sert pas les gouvernements trop mulâtres ». Par exemple il sert le gouvernement de GREFFRARD, mais pas celui de Nissage SAGET.
Deuxième remarque qu’on peut faire à propos de MADIOU : celui-ci devient ministre surtout après la publication de ses livres d’histoire. Ce qui témoigne d’une chose :MADIOU était un grand intellectuel. Et cette autorité intellectuelle l’a poussé à devenir ministre.
Analyse du contenu de l’œuvre de MADIOU
Que trouve-t-on à l’intérieur de l’œuvre de MADIOU ? D’abord, certaines parties de l’histoire d’Haïti sont escamotées. Tandis que d’autres sont fortement traitées. Ainsi la période indienne n’y est presque pas traitée. Le marronnage et le problème des esclaves connaissent le même sort. En revanche, il s’attarde beaucoup sur les guerres de l’indépendance et les différentes guerres civiles. En conclusion, l’œuvre de MADIOU comporte des absences très importantes.
Vocabulaire de MADIOU
Ce vocabulaire est essentiellement normatif. Certains mots reviennent souvent tels cupidité, infamie, justice, vertu, luttes sanglantes, luttes intestines etc. le vocabulaire de MADIOU comporte donc une connotation morale.
Explication des évènements
Comment MADIOU détermine-t-il les causes des évènements?
Pour le conférencier, « les causes chez MADIOU sont toujours morales. Il n’a chez MADIOU aucune cause économique. Même la cause économique devient une cause morale » A titre d’illustration, MADIOU explique la colonisation par « l’appât du gain » ou par la « cupidité ». De même, la lutte pour la liberté des esclaves n’est que la résultante de la « cruauté des blancs » ou de « l’excès des douleurs des esclaves ». Donc, les causes, chez MADIOU, sont aussi des causes normatives. Et l’histoire s’explique par l’ambition, par l’indignation, par la mauvaise foi, les passions, la générosité et, dès fois par la providence et la main divine.
A partir de cette vision normative des évènements, MADIOU va adresser des reproches : D’abord aux espagnols d’avoir commis des crimes contre les Indiens, de les avoir massacrés ; ensuite à TOUSSAINT, lors de la guerre du Sud, d’avoir « fait des immolations inutiles », d’avoir ordonné le pillage, les vengeances atroces » ; enfin, aux esclaves du Nord, d’avoir « mis le feu aux plantations ».
MADIOU se déclare contre la vengeance, l’injustice, les guerres civiles et les luttes sanglantes. « Rien n’était si triste à voir que ces bataillons de noirs et d’hommes de couleur allant combattre des gens de couleur et des noirs ». Il n’aime pas les gens radicaux, les hommes qui ont de fortes convictions politiques, qui ont le respect poussé des principes.
Les grands principes de MADIOU
Ce sont : l’honneur, la liberté, l’amitié, la dignité, le sacrifice de ses biens ou de sa personne. Pour lui, les gens qui ont défendu la liberté étaient des « êtres généreux ». La liberté est une « cause sainte », un « principe universel ». Du point de vue politique, il est partisan de l’union, de l’ordre à tout prix. La loyauté, la reconnaissance, la sincérité sont, pour lui, des valeurs essentielles. Il est contre la révolution. Parce qu’il est contre ce qu’il appelle « la fureur des masses ignorantes ».
A partir de ces considérations, le conférencier a conclu que, « contrairement à ce que l’on pense généralement, MADIOU a toute une vision politique, qui est une vision morale de la politique. Il explique les évènements d’un point de vue moral. Et il jette des blâmes ou des éloges en se basant sur sa morale ».
Notion de classe chez MADIOU
C’est très difficile de cerner la notion de classe chez MADIOU. Pour lui, au début de la colonisation française, la Tortue comptait quatre classes : les boucaniers chasseurs, les flibustiers corsaires, les cultivateurs et les engagés.
Dans la partie espagnole, il trouve six classes : les espagnols purs, les créoles blancs, les métis, nés d’Européens et d’Indigènes, les indiens, les mulâtres, nés d’Européens et de noirs, et enfin les nègres.
Il distingue trois classes à Saint Domingue : les blancs, les gens de couleur ou affranchis comprenant nègres et mulâtres, les nègres et les mulâtres esclaves. Il estime que les petits blancs sont des envieux, qui veulent avoir les richesses des grands planteurs.
C’est que MADIOU ne se pose pas de problème pour savoir si les classes sociales existent ou pas. Ça ne l’intéresse pas. La première définition repose sur la division du travail. Parce que les boucaniers et les flibustiers ne font pas le même travail. Dans l’Est, c’est la couleur ou bien l’origine sociale qui détermine la classe sociale. A Saint Domingue, ce n’est pas la couleur. Et, en même temps, c’est la couleur. Car on a des blancs, des affranchis et des esclaves. En conclusion, la notion de classe est essentiellement floue chez Thomas MADIOU. De toute façon, il est intéressant de noter que MADIOU a un problème : pourquoi n’a-t-il pas essayé de retrouver les véritables classes à Saint Domingue ?
Vision de l’histoire
Thomas MADIOU a une vision presque mystique de l’histoire. Car il explique l’histoire à partir de la providence et par la nature. Il parle des « prières et des plaintes des affranchis qui ont appelé Dieu », des « gémissements des esclaves » qui ont fait la même chose, des « anges exterminateurs des classes privilégiées ». Il dit même que « Dieu avait couvert d’un bandeau les yeux des colons » pour permettre à la révolution de réussir. Et que Toussaint, c’est « l’instrument de la providence », comme Dessalines.
A quoi MADIOU s’identifie-t-il ?
Pour MADIOU, le pays s’identifie aux montagnes, à la verdure en général. Il emploie le terme « je » ou bien « nous » quand il parle de nos montagnes, de la verdure. Du point de vue des hommes, il s’identifie aux Indiens. Il emploie « je » quand il parle des atrocités commises par les espagnols contre eux.
Un peu plus loin, il s’identifie à ceux qui ont tué Dessalines. « Nous autres Haïtiens, nous devons notre Indépendance à un de ces êtres terribles. Nous l’avons aussi abattu après la victoire parce qu’il n’avait pas compris que sa mission était terminée ». Et pourtant, on dit dans les livres que MADIOU n’a aucune passion politique. Or, il affirme lui-même avoir abattu Dessalines, alors qu’il n’était pas présent.
On ne trouve presque pas d’analyse, chez MADIOU, quand il décrit les esclaves. Il parle très succinctement des tortures et des humiliations d’esclaves. Les leaders du mouvement nègre sont souvent jugés de deux manières. D’abord, il estime que ces leaders sont des hommes courageux et énergiques. Ainsi, il reconnait en Toussaint LOUVERTURE un génie. Mais ce qu’il lui reproche, c’est d’avoir « commis des vengeances terribles et inutiles », « d’avoir une ambition démesurée »,…, d’avoir vendu comme esclaves des prisonniers noirs quand il était dans le camp espagnol. Dessalines, c’est un ambitieux, un traître envers Toussaint LOUVERTURE. Christophe, c’est un monstre, « celui qui accueillait les femmes par la mitraille et le canon ».
Les agents de la métropole sont des politiciens dans le mauvais sens du terme. Ils sont à l’origine des haines entre les noirs et les gens de couleur. « La rivalité qu’il y a entre le blanc et le mulâtre, c’est la rivalité entre deux frères, l’un bâtard, l’autre légitime, la rivalité d’Ismaël et d’Isaac. « L’avantage du mulâtre, c’est d’être frère du blanc et d’être frère du noir ». Le rôle du blanc, c’est de jouir des luttes intestines en Haïti. Donc, celui-ci représente un agent de désordre dans le pays.
Les affranchis
MADIOU distingue deux types d’affranchis : les affranchis modérés et les affranchis radicaux. Le mot « mulâtre » n’est presque pas du tout employé. Il l’utilise face au blanc. Mais, face au noir, il emploie plutôt le terme « gens de couleur ».
Son idéal, c’est l’affranchi modéré : BAUVAIS, PINCHINNAT. RIGAUD est un « mauvais mulâtre » parce que radical. La modération est un point de vue très important chez MADIOU. A ce propos, voici ce qu’il dit : « Les hommes de couleur et les noirs devraient se réunir pour écraser le parti colonial. Car en combattant soit pour l’Angleterre, soit pour l’Espagne, les uns et les autres eussent rétabli l’ancien régime, c’est-à-dire l’avilissement et la servitude. C’est une grave erreur que d’annoncer qu’une caste sauva l’autre de l’anéantissement. Le noir serait redevenu esclave s’il avait abandonné les hommes de couleur pendant la lutte. Le mulâtre serait redevenu le misérable affranchi, le vil protégé du blanc s’il avait abandonné les noirs ». Pour MADIOU, les gens de couleur sont des gens de grande valeur. Parce qu’ils ont l’éducation, l’amour de l’ordre, le respect des propriétés. Ils n’aiment pas l’assassinat, le pillage, le désordre, la vengeance. Leur distinction, c’est la richesse t une éducation libérale.
Thomas MADIOU se révèle donc, à l’analyse, un défenseur des affranchis modérés. N’a-t-il pas essayé de justifier les gens de couleur dans l’affaire des « Suisses ». Ceux-ci comptent dans leur rang des noirs et des hommes de couleur. Car, l’on peut reprocher cette trahison aussi bien à LAMBERT qui était noir qu’à PINCHINNAT. Pour lui, les affranchis ont beaucoup contribué au triomphe de la liberté générale. Il ne cache pas sa sympathie pour des hommes comme BAUVAIS et PINCHINNAT qui sont les « fondateurs de la politique conciliatrice », politique suivie, entre autres, par BONNET, BORGELLA et PETION… les gens de couleur sont une minorité, mais c’est « la minorité éclairée d’Haïti », c’est « l’âme de la République ». La question de couleur n’est que le fruit de « l’ignorance des masses » et de « l’infâme éducation coloniale ».
MADIOU a un problème grave : la victoire de Toussaint dans le Sud. Pourquoi les affranchis n’avaient-ils pas mis à leur tête BAUVAIS et PINCHINNAT, se demande-t-il ? Car, BAUVAIS est un homme qui sait jouer` la conciliation, qui prône « l’amélioration morale et intellectuelle des masses ». L’une des raisons pour lesquelles il admire ce Général, est parce que celui-ci s’en est allé, lors de la guerre du Sud, pour ne pas participer au combat, quand les armées du Nord sont arrivées dans la région de Jacmel. A partir de ces considérations, il voit en BAUVAIS, « un homme qui méprise l’ambition personnelle » qui est contre « l’aveuglement des chefs noirs », contre la « vanité et l’ignorance ».
Aussi va-t-il attaquer durement RIGAUD. Celui-ci est un mauvais capitaine, jaloux, égoïste, colérique, il a de folles passions. MADIOU lui reproche de ne pas avoir profité de l’insurrection du Nord pour écraser Toussaint LOUVERTURE. Il se demande pourquoi RIGAUD n’avait pas continué après la victoire de 400 hommes du Sud sur 10000 de l’Ouest ? Pourquoi ne s’est-il pas mis à la tête de ces troupes ? La perte de la guerre du Sud par RIGAUD reste une obsession chez MADIOU.
Il n’analyse pas tellement les évènements postérieurs à 1804. Il se contente de raconter les faits et de ne pas prendre position en Général. L’auteur cherche le plus souvent à escamoter l’analyse en faisant intervenir des termes comme « la liberté ». Par exemple, c’est la liberté qui explique la guerre du Sud : celui-là est partisan de la liberté ; l’autre, du despotisme.
MADIOU prend parfois une autre attitude. Ainsi, dans l’affaire VILLATE, il met face à face VILLATE et LAVEAUX en oubliant Toussaint LOUVERTUIRE. Il y a trois acteurs en face, mais le problème principal n’est pas la rivalité entre les anciens et les nouveaux libres. MADIOU évite la question des anciens et des nouveaux libres en analysant les rivalités entre blancs et mulâtres. Et le conférencier de conclure : « c’est ainsi que MADIOU, en fin de compte, est considéré comme impartial. Toutes les fois qu’il y a une crise, il escamote l’analyse de la crise : soit la liberté ou la morale intervient pour empêcher la véritable analyse ».
Une œuvre idéologique
Que faut-il dire, en définitive, de Thomas MADIOU ? Pour le Conférencier le message central de l’auteur réside dans l’union des noirs et des gens de couleur. Mais il estime que les mulâtres, constituant une minorité, doivent être modérés, qu’ils doivent être des opportunistes pour ne pas avoir de problèmes.
Une œuvre inaugurée sous le signe de la morale finit donc dans l’immoralité. Car être opportuniste, c’est ne pas avoir de principe du tout. Et c’est ici qu’apparait l’ambivalence de l’œuvre de MADIOU. Alors qu’il a commencé par les principes de vertu, de courage etc., il nie maintenant ces mêmes principes tout en continuant à en parler. Il prône la fraternité universelle tout en prêchant l’opportunisme. Selon M. PETIT-FRERE, le sujet haïtien est politisé de façon morale sur des sujets normatifs. On doit se battre pour la vertu, non contre l’exploitation ; pour la dignité, non pour son salaire. Ainsi, MADIOU fait du citoyen, non un être politique, ni un être économique ou un être concret, mais tout simplement un être moral.
MADIOU a fait l’histoire évènementielle. Il célèbre le culte des héros. Le peuple par conséquent, est absent. Quelle est la signification de cette présence des héros ? On peut tenter plusieurs interprétations. Ce qui est certain, c’est que MADIOU veut créer « la conscience du grand homme ».
L’œuvre de MADIOU est éminemment idéologique. Celui-ci a utilisé l’histoire à des fins politiques pour développer une thèse inscrite en filigrane dans l’œuvre ; il faut l’union des mulâtres, ou du moins de la bourgeoisie noire et mulâtresse pour empêcher la montée des masses.
La Conférence de M.PETIT-FRERE a été intéressante à plus d’un titre. Par l’originalité de sa démarche, la richesse de ses données et la pertinence de ses points de vue, le conférencier a posé de graves problèmes.
Mais on peut reprocher au conférencier d’avoir fait une lecture formelle sans intégrer l’idéologie de Thomas MADIOU dans les luttes politiques, économiques et idéologiques de la société globale, de n’avoir pas fait l’articulation avec les autres instances de la structure, d’avoir fait un travail hâtif, bref de s’être complu dans l’analyse de l’œuvre historique et de n’avoir pas effectivement montré le rapport concret entre l’idéologie et la réalité politique concrète.
Gracia FRANCIS
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