Les
savoirs locaux : un puissant levier pour le Développement Durable
Il s’agit ici d’une
Conférence prononcée par le Recteur Fritz Deshommes à l’Université Autonome de
Madrid , le 30 mars 2017, dans le cadre du Symposium sur le Développement
Durable. Extrait de l’ouvrage « L’Université d’Etat d’Haïti et sa quête de
modernisation », Editions UEH, 2020, 300 pp

Mon
propos sera d’attirer l’attention sur le rôle que pourraient jouer les savoirs
locaux dans l’atteinte des objectifs du développement durable, tels qu’établis
dans l’Agenda 2030. Nous pensons que, dans la plupart de nos pays, la
valorisation de ces savoirs après qu’ils aient et dument identifiés et validés,
peut constituer un puissant levier de croissance économique, d’une croissance
partagée et inclusive, d’intégration sociale, de réduction des inégalités et de
la pauvreté, de solidarité sociale, tout en permettant de reculer les
frontières de la connaissance et d’enrichir le patrimoine scientifique de
l’humanité.
C’est
dans cette perspective que notre université s’est engagée depuis tantôt 5 ans
dans un vaste projet de recherche tel que l’a dévoilé le no 2 de la Revue
« Chantiers, la Revue des Sciences Humaines et Sociales de l’UEH,
justement intitulé : « Sur la piste des Savoirs Locaux Haïtiens ».
En
premier lieu, qu’entendons-nous par Savoirs Locaux ? Que recouvre ce
concept ?
On
les désigne par différentes dénominations : savoirs autochtones, savoirs
traditionnels, savoirs ancestraux, savoirs populaires, savoirs indigènes.
Jean-André
Victor définit le savoir traditionnel comme étant « une connaissance
élaborée, préservée et transmise au sein d’une communauté traditionnelle de
génération en génération. C’est une partie intégrante de l’identité culturelle
ou spirituelle d’un groupe social ».
Pour
l’UNESCO, les savoirs locaux désignent un ensemble assez diversifié et complexe
de savoirs, savoir-faire, pratiques qui se sont perpétués et développés par des
personnes ayant une longue histoire d’interaction avec leur environnement
naturel ».
Qu’entendons-nous par Savoirs Locaux ?
Bien
entendu, dans le milieu académique, les savoirs traditionnels ont été durement
questionnés. Beaucoup de collègues se sont demandé : Comment pouvons-nous
octroyer le statut de savoir à quelques pratiques, somme toute utilitaires,
mais qui sont loin de répondre aux exigences du raisonnement, de la
rationalité, de la démonstration, lesquels constituent l’apanage de la science,
en tant que savoir véritable. En nous engageant, pensent-ils, sur cette voie,
ne risquons-nous pas de privilégier le particulier, l’anecdotique, le
descriptif au lieu de mettre le cap sur l’universel, le systématique,
l’analytique ? Pourquoi ne pas mettre l’accent sur la modernité,
l’up-to-date au lieu de s’en tenir à la tradition, à l’archaïque ?
Depuis
quelque temps cependant, ce débat devient de moins en moins porteur. Les
travaux de prestigieux anthropologues comme Claude Lévi-Strauss, le Sommet de
la Terre tenu en 1992 à Rio de Janeiro, les conventions sur la diversité qui
octroient un rôle substantiel aux communautés locales et à leurs savoirs
ancestraux ont contribué largement à convaincre de la pertinence de ces
connaissances que nous utilisons chaque jour, souvent sans en être pleinement
conscients, et sans nous embarrasser de toutes ces interrogations.
Cela
dit, en quoi ces savoirs ont à voir avec nos objectifs de Développement Durable
de l’agenda 2030 ?
En
guise d’illustration, nous nous référerons à la situation d’Haïti. Tout en nous
rappelons que notre raisonnement peut s’étendre à plusieurs autres pays.
Lorsqu’on
évoque Haïti, on pense automatiquement à la pauvreté, à l’instabilité politique
aux inégalités économiques et sociales, à une croissance bloquée, à un
environnement en constante dégradation. Et aussi à des dichotomies
structurelles qui font qu’on a l’impression de retrouver deux pays dans un
seul :
-
Le pays légal et le
pays réel ;
-
Le pays de l’urbain et
le pays du rural ;
-
Le pays des très riches
et le pays des très pauvres ;
-
Le pays du créole et le
pays du français.
En
gros, le pays d’une immense fracture économique, sociale et culturelle.
Et
si nous voulons chercher la cause fondamentale de cette instabilité permanente,
de ce blocage de la croissance, de ce sens de la fatalité que l’on acquiert au
point qu’on a tendance à se dire que rien n’est possible, rien de positif
s’entend, il faut en chercher l’explication dans la difficulté de reconnaitre
l’autre, de parler à l’autre, de voir l’autre comme une personne humaine, comme
un frère, fils d’une même nation que nous devons construire ensemble.
Deux pays dans un seul
La
reconnaissance et la valorisation des savoirs locaux peut casser cette
dynamique, révéler des ressources nouvelles, promouvoir l’intégration sociale,
favoriser la création des richesses et leur répartition plus équitable, réduire
la pauvreté tout en conduisant à la découverte de nouveaux savoirs.
Je
prends l’exemple de la médecine traditionnelle.
Plusieurs
études ont démontré qu’elle constitue le premier recours des patients haïtiens,
à quelque département géographique qu’ils appartiennent. A l’hôpital le plus
moderne et le mieux équipé dont nous
disposons, qui est aussi un hôpital public, une enquête a révélé que
plus de 75% des patients qu’il dessert avaient déjà essayé dans un premier
temps la médecine traditionnelle avant de faire appel à ses services.
Cela
se comprend parfaitement, quand on se rappelle les déficits d’infrastructures
sanitaires à travers le pays, le coût des consultations médicales et des
examens de laboratoire, ainsi que des médicaments – hautement prohibitif par
rapport aux revenus moyens.
Par
ailleurs l’on reconnait généralement que cette médecine traditionnelle fait
montre d’une grande capacité à soulager des maux, à guérir des maladies, y
compris, dit-on, certains cas que la médecine conventionnelle n’a pas su
résoudre. Et que les tradipatriciens sont dépositaires d’une connaissance
réelle des feuilles, des plantes, des herbes, de minéraux et même du corps
humain. En outre, cette connaissance ne constitue pas une exclusivité des
« professionnels ». Les grands-parents, les mères pratiquent
allègrement et quotidiennement leur médecine familiale traditionnelle dans le
traitement des maladies les plus courantes. Cela est vrai d’Haïti et de
plusieurs de nos pays à bas revenus.
Dans
le cadre de notre programme de recherche, nous avons commencé à collecter les
pratiques les plus usitées de cette médecine traditionnelle et à sélectionner
les plus reconnues. Dans un deuxième temps, nous identifierons les acteurs les
plus représentatifs, les ressources qu’ils utilisent, avant de les soumettre
aux méthodes, normes et standards de la méthode scientifique. Ce qui permettra
de trier le bon grain de l’ivraie, de systématiser, de valider et de mettre le
cap sur l’exploitation rationnelle de ces connaissances et porter les instances
compétentes à en faire l’objet de politiques publiques bien ciblées.
Le premier recours des patients haïtiens
Les
retombées en seront multiples.
Sur
le plan économique, il en résulterait :
-
la production de
médicaments à partir de ressources
locales nouvellement identifiées et disponibles et par conséquent la
distribution de nouveaux revenus, la diminution des importations et
l’augmentation possible des exportations et une nouvelle vigueur à la croissance économique ;
-
Une meilleure répartition
des fruits de cette croissance non seulement parce que les ressources utilisées
sont celles du terroir, localement produites mais aussi parce que les porteurs
de ces savoirs appartiennent aux couches marginalisées de la population, à
revenus très bas.
Sur
le plan social, on devrait s’attendre à une meilleure reconnaissance sociale de
cette multitude d’intervenants de la médecine traditionnelle qui pourront
désormais être traités comme de véritables professionnels de la santé,
détenteurs d’un savoir certain et éprouvé, donc dignes d’une plus grande
considération sociale.
Tout
ceci ne pourra que favoriser un meilleur vivre-ensemble, un meilleur dialogue
social et donc l’apaisement des tensions sociales et la réduction de
l’instabilité politique récurrente.
Sans
compter la découverte possible de nouvelles molécules, de nouvelles thérapies
qui ne cessent de faire l’objet de pillages par de puissants groupes
économiques qui raflent tout le gain économique et tout le prestige
scientifique associés à de telles percées scientifiques.
Et
il n’y a pas que la médecine. On pourrait en dire autant de l’agriculture, de
la construction, de l’économie, de la justice, dans lesquelles on retrouve
toute une série de connaissances, de savoir-faire spécifiques, particuliers,
que l’on se contentait de rejeter d’un revers de main comme archaïques,
inutiles, contreproductifs, et qu’aujourd’hui on tend à reconnaitre comme
rationnels, créatifs, porteurs.
On
peut également considérer l’exemple du secteur de la justice. Notre pays est
également divisé par le Droit. D’un côté il y a le droit écrit, le droit
positif, le droit formel, le droit « officiel » qu’on retrouve dans
nos codes, nos lois, les traités internationaux auxquels nous sommes parties.
Et de l’autre, le droit coutumier, le droit informel, le droit non écrit
largement utilisé dans nos sections rurales, dans nos bidonvilles et même une bonne partie de nos villes, sans
avoir aucune existence légale. Et ce droit informel recouvre tous les domaines
du droit : le droit commercial, le droit successoral, le droit des
enfants, le droit de la famille, le droit civil, le droit pénal, etc.… Il se
trouve même que souvent ce droit informel est plus pratique, plus juste, plus
moral et plus capable de résoudre des conflits que le droit écrit. Pour mieux
comprendre, il faut rappeler que ce droit formel est écrit en français, dans un
pays où le créole est la langue de tout le monde, où le français n’est dominé
que par moins de 10% de la population, analphabète à plus de 40%.
Là
encore, on peut trouver une source inestimable de ferments d’intégration, de
compréhension mutuelle, de dialogue de cultures et d’un vivre-ensemble mieux
harmonisé.
Bien entendu, l’objectif n’est pas de
privilégier les savoirs locaux au détriment d’autres types de connaissances.
Nous continuons à nous arc-bouter aux avancées de la science et de la
technologie modernes. Tant en médecine, qu’en droit ou tout autre domaine du
savoir, le but est d’arriver à une véritable intégration des savoirs
traditionnels et des savoirs conventionnels. Il y a de la place pour la
cohabitation et pour le dialogue. Il en résulterait un pays plus fort, plus
uni, qui tienne compte de toutes ses ressources, de toutes ses capacités, de
toutes ses valeurs.
Ferment d’intégration, de vision d’ensemble, de
développement durable
Rappelons
encore une fois que la problématique ainsi posée ne concerne pas qu’Haïti.
Beaucoup de pays s’y reconnaitraient, particulièrement ceux du Tiers-Monde, en
Amérique Latine, en Afrique, en Asie mais aussi de nombreuses couches sociales
de pays développés qui disent de plus en plus leur étouffement sous le poids
des systèmes économiques, culturels et juridiques dominants et exclusivistes.
En
réalité, notre propos n’est pas très novateur, ni très original. Cette approche
fait déjà l’objet de politiques publiques spécifiques dans beaucoup de pays.
Nous avons voulu surtout attirer votre attention sur la pertinence que pourrait
avoir pour beaucoup d’entre nous un regard ouvert, systématique, sans
complaisance sur ce qui est susceptible de se révéler comme une source de
ressources et de convivialité pour nos pays très souvent en quête d’appui
financiers et de paix sociale.
Nous
en profitons aussi pour lancer un appel en direction de nos universités sœurs
pour qu’elles puissent considérer ce champ de recherche comme porteur. Nous
sommes ouverts à toutes les collaborations. Nous pouvons également envisager la
création de réseaux pour qu’ensemble nous nous lancions à la découverte de
savoirs nouveaux tout en répondant valablement aux problèmes concrets de nos
sociétés et tout en apportant notre contribution à l’atteinte des Objectifs de
Développement Durable contemplés dans l’agenda 2030.
Par
Fritz DESHOMMES
Recteur
de l’Université d’Etat d’Haïti
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